Par Ines Ayed
Najeh reposa sa dernière valise et s’affala sur le fauteuil juste en face de sa mère:
- alors raconte-moi, comment elle est ?
- tu la connais. C’est la fille des voisins de ton oncle. C’est elle qui servait les pâtisseries au mariage de ta cousine il y a trois ans.
- Mais c’est une gamine !
- Pas du tout. Elle va avoir dix-neuf ans au début de l’année qui arrive. Elle devait passer le bac cette année mais cela fait un moment qu’elle ne va plus au lycée. Sa mère voulait l’envoyer à l’usine pour qu’elle aide aux dépenses de la famille et qu’elle s’achète un trousseau. Mais depuis que je suis allée lui demander sa main pour toi, elle a changé d’avis. Maintenant elle empêche sa fille de sortir, de peur qu’elle ne soit halée par le soleil.
La maman finit sa dernière phrase dans un rire gras, heureuse que son fils soit la source d’un empressement aussi remarqué chez cette famille pauvre. Non ! Pas pauvre, démunie comme il avait demandé. Il avait précisé à sa mère vouloir épouser une très jeune fille qui n’aurait aucune prétention de richesse ou de savoir. Elle serait fraîche et belle comme un bouton de rose pas encore éclos.
Sa famille à lui non plus n’était pas riche mais sa réussite sociale a bien changé les choses. Il avait toujours été bon élève, étant plus jeune, jusqu’au bac obtenu avec mention. Il partit alors, avec une bourse, finir ses études en France. Il était resté ensuite pour y travailler. Les années passèrent rapidement, quinze ans déjà. Il avait changé en tout, même en apparence. Il n’était plus ce jeune maigrichon peu sûr de lui, maintenant il avançait son ventre imposant en toute confiance et renversait avec suffisance sa tête dont la calvitie ne cessait d’avancer.
Ces années n’avaient pas été faciles. Au début, il avait souffert de pauvreté et encore plus de solitude. Mais même plus tard en devenant un haut cadre respecté d’une grosse boîte, il n’avait jamais pu s’intégrer ni se faire des amis français. Il avait, certes, quelques amis tunisiens mais ils avaient tous sans aucun problème adopté la culture française, ce qui rendait leurs relations difficiles. Lui, par contre, était fier d’affirmer, qu’en quinze ans il n’avait pas bu une goutte d’alcool. Sauf que pour les femmes, c’était une autre paire de manches. Il aurait aimé pouvoir leur afficher la même résistance, mais comment dire non à ces blondes parisiennes libérées et tellement jolies.
Il se rappela plusieurs de ses conquêtes qui trouvaient irrésistibles son air basané et ses yeux noirs. Il se rappela surtout la dernière et la plus belle de toutes : Séverine. Elle avait de minuscules mains toutes douces et une voix encore plus douce. Elle chantonnait souvent des airs qu’il ne connaissait pas et riait d’un rire sonore de le voir vouloir la suivre. Il aurait pu vivre heureux avec elle, comment ne pas l’être et ne pas l’aimer. Il avait eu le coup de foudre dès le premier jour qu’il la vit au bureau en jeune stagiaire pimpante. Il fut étonné quand elle accepta de sortir avec lui. Elle est venue ensuite au bout de quelques mois habiter avec lui et avait pris une place importante dans son quotidien. Son odeur, sa voix, leur intimité avaient fait son bonheur pendant un peu plus d’une année jusqu’au jour où elle lui parlât d’avoir un enfant. Là il eut un déclic. Il ne pouvait pas concevoir un enfant hors mariage mais comment épouser une femme qui avait tant connu avant lui, une femme dont il ne serait pas l’absolu maître et raison d’être, même s’ils s’aimaient. Cette certitude lui donna le courage de tout quitter : son appartement, ses meubles et Séverine.
Il déménagea dans un duplex beaucoup plus chic en banlieue qu’il décora avec goût et appela sa mère pour lui dire qu’il avait enfin décidé de se marier.
Il rentrerait à son village natal et se choisirait (ou laisserait plutôt sa mère choisir) une jolie brune fraîche comme la rosée avec de longs cheveux noirs et soyeux, qui se tairait quand il parle et lui obéirait religieusement.
Il se sourit à cette idée et demanda à sa mère :
- Elle s’appelle Afef si je me rappelle bien. tu as demandé si elle savait préparer le couscous ?
- Oui oui c’est Afef. Et elle sait bien cuisiner depuis des années déjà. Elle est l’aînée de quatre frères, c’est elle qui remplace sa mère pour les tâches ménagères. Elle est aussi brave que jolie. J’ai précisé à sa maman qu’elle n’aura pas besoin de trousseau. Qu’elle voyagerait avec une simple valise dès que les papiers seraient prêts et que le mariage est célébré. Elle a demandé quelle sorte de maison tu as là-bas et si c’était bien meublé. La pauvre dame ! elle n’en revient pas que sa fille va habiter Paris.
Les jours qui suivirent furent occupés à préparer les papiers pour le contrat de mariage nécessaires à l’obtention de papier de séjour pour Afef. Leurs contacts à tous les deux avaient été très froids, silencieux et toujours très entourés.
Le contrat de mariage fut sobrement signé à la municipalité. La date de la cérémonie fut fixée dans cinq mois. Juste avant son départ pour Paris ils étaient sortis ensemble pour faire meilleure connaissance.
Dans le salon de thé, il ne cessait de l’observer alors qu’elle baissait la tête timidement. Son visage rond, au teint clair, était encore celui d’une enfant. Ses cheveux manquaient de volume à cause de leur longueur mais tombaient souples et d’un noir spenldide. Elle les ramenait sans cesse derrière l’oreille puis titillait le solitaire trop gros pour son annulaire. Elle avait les formes généreuses et mettait en valeur cette nouvelle robe bleue qu’elle portait pour l’occasion.
-Alors parles-moi de toi, Afef.
Elle leva à peine vers lui ses longs cils qui cachaient un regard perdu puis rebaissa la tête sans rien dire.
-Es tu heureuse de partir à Paris ?
Le timide « oui » qu’elle lança fut à peine audible. Elle ne parla plus pour le reste de la sortie et quand il la ramena chez elle, elle lui tendit le bout des doigts pour lui souhaiter un bon voyage. Il repartit pour Paris.
Les cinq mois passèrent rapidement. Ses longues conversations au téléphone avec sa mère ne parlaient que des préparatifs du mariage, de la dot, des cadeaux à apporter et de pleins d’autres détails qu’il était heureux de s’en savoir débarrassé.
Il avait tenté d’appeler Afef pour faire meilleure connaissance, mais elle restait, comme au début, silencieuse et timide. Alors il cessa et se dit qu’après le mariage tout ira mieux.
Il revint avant deux semaines de la cérémonie, mais n’eut pas de répit. Sa mère avait tout le temps une course à faire ou des proches à inviter. La célébration dura sept longs jours tapageurs et fatigants. La famille s’amusa beaucoup, lui était heureux d’en finir et souffla quand le cortège les mena enfin à l’hôtel où ils devaient passer la nuit de noces.
Elle s’assit sur le lit avec sa robe gonflée et son voile ébouriffé. Il vint s’asseoir près d’elle lui tint la main :
-Afef, tu te sens bien ?
Elle ne répondit pas, ne le regarda pas et lutta pour ne pas retirer sa main. Il parlat encore de la fête fatigante, de leurs familles, de leur voyage et de leur vie future mais au bout de quelques minutes il se lassa, étant éprouvé lui-même par la fatigue. Il se changea dans la salle de bain, vint se mettre au lit, lui tourne le dos et dormit. Il se leva le lendemain et la trouva fin prête. Son maquillage sophistiqué avait été essuyé. Seuls un peu de noirceur aux yeux et de rougeur aux lèvres persistaient. Elle avait peigné ses cheveux et ils tombaient naturels inchangés et il se dit qu’il avait eu raison d’insister auprès de sa mère pour que sa femme ne se teint pas les cheveux.
Seul bémol : son tailleur blanc de très mauvais goût avec des manches en dentelles, très mal assorti en plus à ses bijoux en or, qu’elle a cru bon de tous les porter.
-Afef, dans les vêtements que je t’ai ramenés avec moi, il y a une petite robe en écru. Tu t’en rappelles ?
-Oui
-Vas la mettre. Et enlèves ces bijoux aussi, gardes seulement les boucles d’oreilles et la montre. Range le reste dans la petite valise noire.
Elle lui obéît.
La visite des deux familles et le vol à Paris se passèrent rapidement et dans un silence pesant.
Il avait cru qu’elle continuerait à l’ignorer mais fut agréablement surpris quand il vit qu’elle se sentit tout de suite très à l’aise dès leur arrivée. Elle rangea ses affaires et inspecta toutes les pièces. Elle semblait amusée et ravie de retrouver une maison aussi jolie. Il voulut la laisser tranquille un moment et sortit faire les courses. Quand il revint il la trouva fraichement sortie de la douche et affairée dans la cuisine. Elle lui sourit timidement en le voyant entrer et déballer les sacs de provisions. Elle lui proposa même de lui préparer à manger.
-Je voudrais bien oui.
Le diner fut succulent et l’ambiance commença à se dégeler. Elle était plus détendue bien qu’encore très réservée. La soirée se passa agréablement. Ils discutèrent de tout ce qu’elle pouvait faire pour occuper ses journées. Il lui proposa de suivre des cours de langue française pour apprendre à le parler couramment et de chercher d’autres activités pour qu’elle se fasse des amies et qu’elle ne s’ennuie pas.
A l’heure de se mettre au lit, il hésitât à faire une approche mais quand il s’avança, elle se laissa faire sans avoir la moindre réaction. Ils consommèrent leur union sans aucune passion. Il ressentait un peu de frustration car elle était comme indifférente et insensible à ses caresses. Il mettait en cause son manque d’expérience et la fameuse première fois. Il avait toujours eu jusque là des partenaires expérimentées et réactives, qui savaient prendre du plaisir autant qu’en donner. Mais ça changera, le temps les rapprochera et réveillera le désir en elle.
Afef intégra un cours de langue française. Auquel, il la déposait chaque matin et elle rentrait à midi en bus. Il remarquait sa facilité à apprendre et à intégrer le groupe d’émigrés qui venaient comme elle améliorer leurs connaissances de la langue. Il l’observait quand elle descendait de la voiture et qu’elle s’avançait sans aucun complexe, vers les jeunes venus de tous bords amassés devant le centre, elle avait le sourire aux lèvres et la tête bien droite. Il la trouvait bien différente à ces moments, elle était charmante et rayonnante.
Les jours passèrent. Afef prenait toujours soin de son foyer et lui cuisinait les mets les plus délicieux, mais elle changeait imperceptiblement. Elle lui demanda de ne parler qu’en français pour l’aider à s’améliorer rapidement, elle prenait de plus en plus confiance en elle. Elle avait appris très rapidement à s’habiller élégamment et à se maquiller légèrement. Elle testait quelques recettes de cuisine française qu’elle dégotait sur le net et riait devant son étonnement. Il aurait aimé voir ces changements jusque dans leurs rapports intimes mais elle gardait toujours cette froideur et il n’arrivait à créer aucune symbiose entre eux.
-Un mois, déjà !
Au bureau, devant son écran, il y pensa en regardant la date. Il se dit que ce soir il devait faire plus d’efforts, il passerait lui acheter du parfum et des fleurs. Ils sortiraient diner dehors, ils se baladeraient aux Champs-Elysées et il saura alors gagner son cœur.
Il se hâta de prendre sa veste et de quitter son travail. Il arriva chez lui les bras chargés. Il appela Afef mais elle ne répondit pas. Il reposa ses paquets et la chercha partout, mais ne la trouva pas.
Dans la chambre à coucher, Afef n’était pas la seule à disparaître. La commode était nue et ne portait plus ses parfums et sa brosse à cheveux. La garde-robe était aussi vide que le reste. Il s’assit abattu sur le lit la tête dans les mains, avant de se rappeler. Il se leva précipitamment, mit une chaise et prit la petite valise noire sur la garde robe. Il l’ouvrit….il n’y avait rien !